octobre 2017
lauréat du prix henri jacques le même
société française des architectes
l’escalier dense
fig.1 Évolution du quartier et plans de la Tower House Jutakutokushu, août 2010
Le produit de son époque
Depuis plus de 50 ans, la Tower House d’Azuma intrigue ; un record pour Tokyo, dont l’espérance de vie moyenne des bâtiments ne dépasse guère les 25 ans, à peine l’âge adulte.
Dans ce territoire en mutation permanente, qui se construit sur lui-même, la Tower House fait figure d’une vieillarde qui ne se maquille plus depuis longtemps, tourne le dos à l’agitation de la rue et se recueille dans le calme du béton frais qui compose sa façade, ridée, creusée, pleine d’aspérités. Elle détonne, silencieuse et sage, au coeur d’une ville à l’architecture folle et bavarde.
Elle s’élève le long de la Jingumae, une artère hyper fréquentée du centre de Tokyo.
Au sud, à quelques centaines de mètres à peine, le carrefour de Shibuya, ses enseignes tapageuses aux lumières acides, aveuglantes et ses superettes braillardes qui hurlent leurs promotions dans les oreilles de passants pressés. Plus au nord, l’ambigu quartier de Shinjuku, divisé en deux par le faisceau ferroviaire de la Yamanote Sen, cette ligne de métro circulaire qui dessert les principaux arrondissements de la ville : d’un côté, le quartier des affaires et son défilé quotidien de costumes sombres, à l’ombre de la préfecture dessinée par Tange Kenzo et inspirée, dit-on, de Notre-Dame-de-Paris. De l’autre, le Kabuki-Cho, ses bars aux hôtes androgynes et hôtesses nasillardes, à l’alcool illimité et aux Salary Men incohérents, titubant dans les ruelles éclairées d’une lumière éclatante, blanche comme celle d’un plateau de cinéma.
fig.2 On a jamais connu de bâtiment si étrange. Tower House, Tokyo, Jutakutokushu, août 2010
Nous sommes au milieu des années 1960, et le Japon tente de faire le deuil des destructions engendrées par les intenses bombardements d’une Seconde guerre mondiale meurtrière. Le ravage des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, ainsi que la rétrogradation forcée de l’Empereur d’un statut de demi-dieu à celui de simple mortel, n’ont pas eu raison de l’ardeur que mettent les Japonais à la reconstruction. Battus, humiliés et sous tutelle américaine, ils se lancent à vive allure dans la modernité, à la faveur d’une économie florissante dont on peine à croire que la croissance puisse jamais s’arrêter.
En plein miracle japonais, Tokyo s’apprête à accueillir les Jeux Olympiques, et l’heure n’est pas à la nostalgie. Les chantiers pullulent et rythment la capitale : on trace ici des routes, là des chemins de fer, sans réelle concertation ni plan général, et souvent au détriment de la nature et des espaces verts. Un comble pour un peuple qui se plaît à voir dans chaque cours d’eau, forêt ou montagne, la manifestation du divin.
C’est dans ce contexte de transformations urbaines effrénées qu’Azuma Takamistu, jeune architecte japonais, décide de construire une maison pour sa femme et sa fille unique. Son choix se portera sur un micro-terrain d’à peine plus de 20 m² dont la géométrie irrégulière est un reliquat de l’ancien parcellaire. Le tracé de la Jingumae, décision urbaine unilatérale prise dans le cadre des Jeux Olympiques de 1964, a en effet percé le tissu existant, ne laissant derrière elle que quelques parcelles résiduelles et autant de propriétaires désœuvrés, qui doivent désormais s’accommoder de terrains à la limite du constructible.
C’était sans compter sur l’ingéniosité japonaise qui, plutôt que de s’apitoyer sur ce foncier difficile, s’est appropriée cette typologie de parcelles pour y construire des bâtiments hors du commun et ainsi modeler une ville originale, identifiable au premier regard. La Tower House d’Azuma puisera dans cette contrainte géométrique les fondements de sa conception, plutôt que d’en subir les conséquences.
Achevée en 1969, elle se démarque de son environnement proche par sa hauteur, une dizaine de mètres, qui dépasse largement la nappe horizontale de bâtiments qui l’entoure alors. On n’a jamais connu de bâtiment si étrange. L’influence des textes relatifs au droit à l’ensoleillement, déjà entrés en vigueur à la date de construction de l’édifice, se fait évidemment sentir dans le dessin de son gabarit qui semble alors n’être qu’une application littérale des règles de prospect. Elle est une pionnière, suivie et imitée par de nombreuses autres qui tenteront d’occuper l’intégralité du volume autorisé, une manière comme une autre de maximiser un foncier minuscule. La Quico House de Shinohara Kazuo, construite dans l’agréable quartier d’Omotesando, à quelques mètres de là, en est un parfait exemple.
fig.3 L’escalier, vide entre l’extérieur et l’intérieur et pivot autour duquel s’organisent les usages domestiques.Tower House, Tokyo
L’épaisseur du béton brut, unique matériau utilisé par Azuma, associée à une fermeture totale de la façade sur l’avenue, marque une limite nette et franche entre un extérieur violent, chaotique et un intérieur silencieux, qui n’observe Tokyo et son intense quartier de Shibuya que du coin de l’œil. Une organisation spatiale libérée de tout contexte urbain peut alors s’opérer au cœur de ce monolithe aux rainures horizontales apparentes, laissées par les banches, du fait de cet intervalle de matière vis-à-vis du dehors.
Celui-ci est également mis à distance par l’inévitable montée de quelques marches perpendiculaires à l’avenue, permettant de rallier le niveau d’entrée et d’ainsi dégager un espace suffisant pour pouvoir garer une voiture sous le séjour. C’est un premier parcours dans la parcelle, extérieur, qui rappelle le douma d’antan, cet espace intermédiaire d’entrée que l’on trouvait dans les machiya(1) de Kyoto.
Depuis l’espace d’entrée, situé au même niveau que le perron, on passe au séjour et à la cuisine ouverte, en empruntant de nouveau quelques marches. Grâce à l’escalier principal, installé dans un pan coupé de la maison, on accède à la salle de bain située au premier étage, puis à la chambre parentale et enfin à la chambre d’enfant qui dispose d’une terrasse extérieure, et constituent l’attique de l’édifice. On a déjà parcouru les trois côtés de la parcelle grâce à la savante organisation spatiale réalisée par un jeu d’escaliers qui force le retournement du visiteur dans l’espace, lui permettant ainsi d’apprécier l’échelle et les dimensions de la maison.
Aucun mur ne vient séparer les différents espaces, ni interrompre le parcours vertical. On ne cesse d’emprunter l’escalier, inondé de lumière et continu du sol jusqu’au ciel. À chaque usage son étage. Tous regardent dans la même direction mais leurs hauteurs, libres, varient. Eclairé par le puits de lumière qui se trouve derrière lui, l’habitant peut alors secrètement lorgner sur la ville et apprécier son tumulte dans le contre-jour apaisé de sa maison.
(1) Maison de ville traditionnelle, en bande, apparue dans la ville basse de Kyoto dès le début du 9e siècle
Construire le vide
L’escalier, bien que placé au fond du bâtiment, opposé à l’entrée, n’est en rien relégué au second rang. Il occupe au contraire une des positions les plus stratégiques qu’il soit ; à la croisée du public et du privé. Azuma magnifie cet arrière domestique, mais ce devant urbain, et le traite comme une surface mitoyenne privilégiée. L’architecte ne nie pas la ville, comme la fermeture de sa maison pourrait le laisser penser, puisqu’il en reconnaît la présence en dressant devant elle une protection, le mur, et un vide, l’escalier, qui tel un tamis, sélectionne ce qu’elle souhaite laisser pénétrer dans sa maison ; ici sa lumière.
fig.4 L’escalier, source d’une lumière diffuse et rasante qui lèche le sol, dilate l’espace. Tower House, Tokyo, Jutakutokushu, août 2010
Un travail subtil sur les percements et les jeux de lumières est en effet orchestré au cœur de ce micro-espace. Azuma installe en partie supérieure de chaque palier, mais en partie inférieure de chaque étage, de fines fentes horizontales et introduit dans la maison une lumière avec laquelle les Japonais sont extrêmement familiers : « Dans les maisons traditionnelles japonaises, comme la lumière est introduite après s’être reflétée sur l’engawa, la partie inférieure de la pièce est relativement lumineuse alors que le haut est obscur. (…) En général les Japonais préfèrent la lumière du soleil couchant, qui disparaît pour renaître selon l’idée de la réincarnation(2).
L’escalier devient la source d’une lumière diffuse et rasante, qui vient lécher le sol et dilater l’espace vers l’extérieur. Il met ainsi à distance l’agitation de la Jingumae tout en suggérant la présence du monde qui se tient derrière le mur, un contraste saisissant avec la petite échelle qui régit l’intérieur. Le sentiment de protection n’en est que plus intense. Cet escalier est l’élément structurant de la maison. Il en souligne la profondeur verticale, à la façon d’un tusboniwa, ce patio qui mettait jadis en relief la profondeur horizontale de la machiya, en introduisant au coeur de l’édifice une nature et une lumière qu’il encadre d’écrans verticaux. On aperçoit l’autre pièce à travers le shōji(3), la nature, et le shōji de nouveau. Comment alors ne pas comprendre la profondeur, lorsque le soleil, rasant, éclaire le mur du fond, tandis que l’on se tient, dans la pénombre, en amont de la courette.
Cette profondeur, que l’on appelle au Japon oku, annonce un lieu progressivement coupé du monde comme nouveau champ des possibles, sacré. L’apprécier, c’est savourer cette sensation étrange qui nous inonde lorsque notre hôte nous guide à travers les dédalles d’une maison inconnue, jusqu’à notre chambre, toujours située au bout du corridor. C’est accepter de se perdre.
L’escalier de la Tower House agit à la fois comme l’espace interstitiel qui lie la rue à l’intérieur, et comme le pivot autour duquel s’organisent les usages domestiques de cette cachette construite pour trois. Il fait alors office d’engawa, du nom de l’espace extérieur couvert construit en périphérie des machiya, qui s’interpose entre la nature et l’intérieur de la maison et caractérise le mâ, ou l’attente, la pause, l’intervalle qui existe entre deux choses. Large d’un tatami, soit environ 90cm, elle peut être ouverte le jour, et fermée la nuit, grâce à de larges volets de bois. Il s’agit d’une véritable pièce : « là se déroulent les jeux d’enfants et les vieillards y prennent le soleil en hiver(4). L’oku et le mâ, sont autant de notions esthétiques qui permettent de faire entrer en résonance l’habitant et la conception mentale qu’il a de sa maison.
(2) Nussaume, Yann : Tadao Ando, Pensée sur l’architecture et le paysage, Arlea Poche, Seuil, 2014, p.203
(3) Parois verticale coulissante composée de papier de riz fixé à un cadre en bois.
(4) PEZEU-MASABUAU, Jacques: La maison japonaise, Bibliothèque japonaise, Publications orientalistes de France, 1957, p.51
fig.5 À l’intérieur de l’immeuble haussmannien de Bertall se mêlent concierges, bourgeois, artistes, joies, ennui, isolement, Paris
L’escalier d’Azuma est en réalité si fondamental, qu’on en viendrait presqu’à considérer les différentes pièces comme de simples paliers, aux dimensions généreuses, sur lesquels viennent se développer les usages. Le vide se construit alors par l’intensité des activités qui se développent sur ces derniers. On pense immédiatement au célèbre dessin de Bertall, qui montre la vie qui s’organise le long des étages d’un immeuble haussmannien au sein duquel se mêlent concierge, bourgeois, artistes, domestiques, joies, ennui et isolement.
Nature
On retrouve en lui l’articulation entre le dehors et le dedans ainsi que l’apport de lumière qu’assuraient auparavant l’engawa et le tsuboniwa. Aucune limite ne vient stopper le parcours vertical dans cet intérieur : la progression dans l’escalier est continue comme elle l’était dans la véranda horizontale, ce dernier se métamorphosant donc en véritable puits de lumière. Les séparations verticales d’antan, les shojis, prennent désormais l’apparence de dalles horizontales de béton brut, armé, que l’on traverse successivement, du sol jusqu’au ciel. La modernité dans toute sa splendeur. La Tower House est une machiya que l’on aurait retournée, dressée verticalement pour s’adapter et survivre dans une ville toujours plus dense.
La lumière, le sol, le ciel. L’intervalle, la profondeur, le vide.
C’est finalement la nature qui vient clore et protéger l’intérieur plus que les murs eux-mêmes. C’est la vision poétique du ciel qui, plus que son toit, donne son échelle à la maison : « Un pan de ciel donne vie à l’ombre et la lumière, pousse l’homme à s’interroger sur le sens de la nature et l’incite à avoir une conscience claire des éléments constitutifs de l’espace(5).
Alors que la nature n’a jamais semblé si absente de Tokyo, on se rend compte qu’elle n’a finalement jamais quitté la ville, qu’elle a toujours été là pour peu qu’on se soit interrogé sur la façon dont elle se manifeste. Nul besoin d’une plante en pot pour la sentir. L’air, le vent, l’humidité, la géométrie, l’introspection la ravivent : « Tout en optant pour des constructions fermées au cœur de la ville, je crée des espaces complexes en introduisant la nature et les changements de la lumière dans des formes géométriques simples séparées de leur contexte urbain. Je crée ainsi un espace « extraordinaire » dans l’endroit le plus quotidien et familier – la maison – et ce faisant je tente d’inciter les gens à reconsidérer l’ordinaire(6).
Ces mots d’Ando, Azuma lui-même aurait pu les dire. Il nous rappelle que la culture japonaise est bercée d’une abstraction leur permettant de vivre une nature souvent sans merci, de s’en protéger, de l’acclimater et de la faire ainsi habiter la maison par des moyens qui peuvent échapper à un oeil qui ne saurait voir.
5 Nussaume, Yann : Tadao Ando, Pensée sur l’architecture et le paysage, Arlea Poche, Seuil, 2014, p.79
6 Nussaume, Yann : Tadao Ando, Pensée sur l’architecture et le paysage, Arlea Poche, Seuil, 2014, p.79
fig.6 À la circulation et au déplacement, s’ajoutent la pause, et l’attente. Tower House, Tokyo, Jutakutokushu, mars 2007
fig. 7 La vie dans l’escalier s’apparante à une véritable gymnastique. Tower House, Tokyo, Jutakutokushu, mars 2007
Réguler les usages
L’escalier est pensé comme l’élément fondamental qui permet à deux ou trois personnes de cohabiter et de pratiquer, tant individuellement que collectivement, les différents usages d’une maison sans mur dont la surface totale n’excède pas les 65m². La vie s’y apparente à une véritable danse. Il évite ainsi à deux personnes de se croiser au même moment ou d’utiliser simultanément un même espace, exception faite du séjour, au niveau le plus bas de la maison, dans lequel la famille entière peut partager un repas. À la circulation et au déplacement, s’ajoutent la pause et l’attente.
L’architecte chorégraphe se sert alors de ce paradoxe pour donner une grande liberté d’action à ses habitants, afin qu’ils puissent vivre ces 65m² comme s’ils en vivaient 100. Il s’agit d’organiser un mouvement, de dynamiter les usages afin qu’ils se prolongent hors de leurs espaces originellement dédiés, comme la lumière qui frappe l’escalier puis se propage du sol au plafond des différentes pièces. Parfois, il faut au contraire interrompre le parcours, y installer le silence. On habite les marches. On y lit, on y pense.
Une gymnastique quotidienne s’organise dans la verticalité de la maison, au fil des heures de la journée qui se succèdent. On se lève, on se lave. On déjeune, on s’habille puis s’en va. Les usages évoluent au rythme de la lumière. La maison s’étire, se dilate, lorsqu’au milieu de la journée, elle se vide de ses habitants, puis se contracte, se compresse le matin et le soir, lorsque l’agitation et les besoins s’intensifient. L’espace est mouvant et s’adapte aux activités de ses habitants.
fig.8 Le blanc immaculé de l’escalier le sublime, sur le fond gris et lisse du béton armé. House Tower , Tokyo, Jutakutokushu, mars 2007
Azuma donne ainsi à la pratique de son édifice une dimension intemporelle puisqu’elle touche à la sensibilité, à l’introspection, à la nature, qui dépassent de loin l’échelle isolée de l’habitant. Si la Tower House a été conçue en réponse à une demande particulière et définie, celle de l’architecte et de sa famille, elle a surtout été pensée pour l’Homme de Tokyo, en général. La réflexion s’élargit, pour devenir plus universelle, ce qui explique pourquoi, près de 50 ans plus tard, la Tower House est demeurée telle quelle. Personne n’a tenté de partitionner l’intérieur, ni d’ouvrir la maison sur la Jingumae. Le béton est toujours aussi brut, la lumière toujours aussi douce. Seul le modèle de la voiture que l’on gare sous le séjour indique le temps qui passe. Dans une ville aussi mutante que Tokyo, cela relève du miracle.
Habiter l’escalier
La Tower House est un projet emblématique de la production architecturale tokyoïte. Son avant-gardisme lui a permis de traverser les différentes phases d’urbanisation de la ville sans altération, pour faire aujourd’hui écho aux recherches menées par Tsukamoto Yoshiharu sur la Pet Architecture. Cet architecte japonaise désigne ainsi l’immense quantité de bâtiments construits sur des sites impossibles, de toutes formes mais qui ont en commun la petitesse de leurs dimensions. Cet édifice est extrêmement contemporain, sans pour autant nier des siècles de culture architecturale nippone. Il transpose en effet dans une réalité moderne certains concepts spatiaux et esthétiques traditionnels, tout en envisageant de nouveaux usages domestiques, notamment liés à un escalier dont les dimensions ne sont pas irréductibles et qui occupe, en plan, une surface non négligeable de la parcelle.
Dans un si petit espace, il est en effet impensable de réduire à son simple rôle circulatoire un tel élément. Azuma s’en sert tour à tour d’interstice, de puits de lumière, de lieu lent, d’attente. Il pose les bases d’une réflexion que poursuivront de nombreux architectes qui lui succèderont et qui feront de l’escalier l’un des sujets les plus intéressants de leurs réflexions. On pourra citer à titre d’exemple la House Tower de Tsukamoto, héritière évidente du projet d’Azuma, dont l’escalier d’un blanc immaculé contraste avec le béton mis à nu de ses parois Ici aussi, ce vide vertical central régule les usages d’un espace continu, sans mur. Il divise l’espace, filtre les vues et comme un prisme, réfléchit la lumière. Il réintroduit la nature au sein de l’édifice et connecte directement le sol au ciel.
Il occupe un rôle spatial si important qu’il relègue les espaces traditionnellement servis au second rang de leur hiérarchisation. Il est d’ailleurs presque absurde de continuer à parler d’espaces servants et d’espaces servis, puisqu’ils ont, dans ce cas, tendance à se confondre et ne former plus qu’un. L’escalier ne sert plus simplement à monter et descendre mais permet bel et bien le développement d’une vie sur ce qu’étaient jadis les paliers, désormais élargis pour qu’un usage propre puisse s’y organiser. Il se mue tour à tour en cuisine, bureau, chambre et salle de bain.
fig. 9 Le vide se construit par l’intensité des activités qui se développent de part et d’autre. House Tower, Tokyo, Jutakutokushu, mars 2007
La représentation en coupe parle d’elle-même puisque chacun des niveaux, aux hauteurs sous plafond différentes, et donc aux altimétries décalées, s’inscrit dans la continuité de la marche qui devrait tenir lieu de palier de desserte. Prenons le cas de la bibliothèque par exemple. Elle caractérise un demi niveau entre la cuisine et la chambre, et sa profondeur, 1,7m, est à peine supérieure à celle du palier intermédiaire d’un escalier à double volée classique. Pourtant, dans cette épaisseur se développe un usage, la lecture, le repos, une lumière particulière, un aménagement, un bureau, une bibliothèque, dont on pourrait presque attraper un livre en poursuivant son ascension tant elle est haute. L’usage dépasse même l’espace qui lui est dédié, puisqu’il se prolonge dans l’escalier.
Il s’agit de retrouver grâce à l’escalier, un élément architectural à l’apparition relativement récente dans la maison de ville japonaise, les qualités d’espace et d’usage liées à la présence de l’engawa et du tsuboniwa sacrifiés sur l’autel d’une urbanisation qui a contraint le foncier à sans cesse se ramifier, et la maison à se séparer de certains espaces. L’idée d’articuler divers usages autour de l’escalier et de ne pas le cantonner à une simple déambulation est intimement liée à son apparition, puisque dès ses origines, on a tenté d’y intégrer des rangements, en occupant sa sous-face par des placards et des tiroirs, afin d’y stocker remèdes, linges et outils.
La maison de ville contemporaine retrouve ainsi la merveilleuse flexibilité des espaces qui a toujours fait la qualité des machiya et perpétue une tradition insulaire, celle d’une étonnante capacité à concevoir la coexistence d’opposé : « Parce qu’il n’a pas pu choisir son contexte de vie, le Japonais comprend difficilement le concept occidental « ceci OU cela » car il peut penser « ceci ET cela », démarche qui semble généralement paradoxale et ambiguë à l’Européen, disons même irrationnelle(7).
L’escalier se révèle être à la fois le lieu d’une mobilité, d’une intensité, d’une nécessité, et d’un arrêt, d’une lenteur, d’une rêverie.
7 MASUDA, Tomoya: Japon, Suisse, 1969, p.9-10